28 mai 2014

Jaurès : discours aux lycéens

À l'émission littéraire de ce jour de Plus on est de fous..., le philosophe Christian Nadeau et l'historien Pierre-Luc Brisson ont commenté la biographie de Jean Jaurès de C. Candar et V. Duclert (Fayard, 2014)

Cette recension a donné l'idée à Gabriel Nadeau-Dubois (ex-porte-parole de la coalition étudiante La Classe, en ce moment étudiant, chroniqueur radio, auteur de Tenir tête, Lux Éditeur, oct. 2013, etc.) de partager sur sa page FB un discours de Jaurès adressé a des étudiants en 1903. 

J'ai aimé la lecture de ce discours de Jaurès. Quel panache! Je le partage ici à mon tour pour quiconque souhaiterait le parcourir. C'est un peu long, mais on ne perd pas son temps à déguster ce texte profond et de haut vol stylistique. J'ai laissé sur la page de GND le commentaire suivant : 

À la lecture de ce discours magnifique d'un grand humaniste et démocrate, on mesure encore plus le commentaire de Christian Nadeau tantôt qui, après d'autres, souligne l'appauvrissement du discours politique de gauche, et en conséquence, signifie l'abandon des plus mal pris aux mains des fossoyeurs du devenir soi ensemble. Les passages éthiques autour du courage sont à relire : le courage, c'est de comprendre sa vie, de l'approfondir, de la coordonner avec la vie générale. Je retiens aussi l'audace et la patience, l'acte de confiance! La marche des peuples est lente, nous rappelle-t-il. Il nous en faut une masse de patience et de l’audace en profondeur pour renverser ce qui est de l'ordre du désastre actuel de l'humanité, non plus féodaux et rois d'hier, mais les oligarchies transnationales à gogo si affairées, dangereusement au pouvoir malgré quelques idées libérales de bon aloi qui traînent dans le paysage de nos institutions démocratiques. Merci d'avoir partagé ce texte inspirant. « Et ils affirment, avec une certitude qui ne fléchit pas, qu’il vaut la peine de penser et d’agir, que l’effort humain vers la clarté et le droit n’est jamais perdu. L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir. »



Photo Jacques Desmarais, Toulouse, 2009. 

Voici le statut de GND :


« En écoutant Pierre-Luc Brisson et Christian Nadeau parler de sa récente biographie à Plus on est de fous, plus on lit, je me suis rappelé ce discours de Jean Jaurès. 1903, Jaurès prend la parole devant une foule de lycéens. Quel politicien parlerait à des élèves en ces termes aujourd'hui? »

"Mesdames, Messieurs, Jeunes élèves,

C’est une grande joie pour moi de me retrouver en ce lycée d’Albi et d’y reprendre un instant la parole. Grande joie nuancée d’un peu de mélancolie ; car lorsqu’on revient à de longs intervalles, on mesure soudain ce que l’insensible fuite des jours a ôté de nous pour le donner au passé. Le temps nous avait dérobés à nous-mêmes, parcelle à parcelle, et tout à coup c’est un gros bloc de notre vie que nous voyons loin de nous. La longue fourmilière des minutes emportant chacune un grain chemine silencieusement, et un beau soir le grenier est vide.

Mais qu’importe que le temps nous retire notre force peu à peu, s’il l’utilise obscurément pour des œuvres vastes en qui survit quelque chose de nous ? Il y a vingt-deux ans, c’est moi qui prononçais ici le discours d’usage. Je me souviens (et peut-être quelqu’un de mes collègues d’alors s’en souvient-il aussi) que j’avais choisi comme thème : les jugements humains. Je demandais à ceux qui m’écoutaient de juger les hommes avec bienveillance, c’est-à-dire avec équité, d’être attentifs, dans les consciences les plus médiocres et les existences les plus dénuées, aux traits de lumière, aux fugitives étincelles de beauté morale par où se révèle la vocation de grandeur de la nature humaine. Je les priais d’interpréter avec indulgence le tâtonnant effort de l’humanité incertaine.

Peut-être, dans les années de lutte qui ont suivi, ai-je manqué plus d’une fois envers des adversaires à ces conseils de généreuse équité. Ce qui me rassure un peu, c’est que j’imagine qu’on a dû y manquer aussi parfois à mon égard, et cela rétablit l’équilibre. Ce qui reste vrai, à travers toutes nos misères, à travers toutes les injustices commises ou subies, c’est qu’il faut faire un large crédit à la nature humaine ; c’est qu’on se condamne soi-même à ne pas comprendre l’humanité, si on n’a pas le sens de sa grandeur et le pressentiment de ses destinées incomparables.

Cette confiance n’est ni sotte, ni aveugle, ni frivole. Elle n’ignore pas les vices, les crimes, les erreurs, les préjugés, les égoïsmes de tout ordre, égoïsme des individus, égoïsme des castes, égoïsme des partis, égoïsme des classes, qui appesantissent la marche de l’homme, et absorbent souvent le cours du fleuve en un tourbillon trouble et sanglant. Elle sait que les forces bonnes, les forces de sagesse, de lumière, de justice, ne peuvent se passer du secours du temps, et que la nuit de la servitude et de l’ignorance n’est pas dissipée par une illumination soudaine et totale, mais atténuée seulement par une lente série d’aurores incertaines.

Oui, les hommes qui ont confiance en l’homme savent cela. Ils sont résignés d’avance à ne voir qu’une réalisation incomplète de leur vaste idéal, qui lui-même sera dépassé ; ou plutôt ils se félicitent que toutes les possibilités humaines ne se manifestent point dans les limites étroites de leur vie. Ils sont pleins d’une sympathie déférente et douloureuse pour ceux qui ayant été brutalisés par l’expérience immédiate ont conçu des pensées amères, pour ceux dont la vie a coïncidé avec des époques de servitude, d’abaissement et de réaction, et qui, sous le noir nuage immobile, ont pu croire que le jour ne se lèverait plus. Mais eux-mêmes se gardent bien d’inscrire définitivement au passif de l’humanité qui dure les mécomptes des générations qui passent. Et ils affirment, avec une certitude qui ne fléchit pas, qu’il vaut la peine de penser et d’agir, que l’effort humain vers la clarté et le droit n’est jamais perdu. L’histoire enseigne aux hommes la difficulté des grandes tâches et la lenteur des accomplissements, mais elle justifie l’invincible espoir.

Dans notre France moderne, qu’est-ce donc que la République ? C’est un grand acte de confiance. Instituer la République, c’est proclamer que des millions d’hommes sauront tracer eux-mêmes la règle commune de leur action ; qu’ils sauront concilier la liberté et la loi, le mouvement et l’ordre ; qu’ils sauront se combattre sans se déchirer ; que leurs divisions n’iront pas jusqu’à une fureur chronique de guerre civile, et qu’ils ne chercheront jamais dans une dictature même passagère une trêve funeste et un lâche repos. Instituer la République, c’est proclamer que les citoyens des grandes nations modernes, obligés de suffire par un travail constant aux nécessités de la vie privée et domestique, auront cependant assez de temps et de liberté d’esprit pour s’occuper de la chose commune. Et si cette République surgit dans un monde monarchique encore, c’est assurer qu’elle s’adaptera aux conditions compliquées de la vie internationale sans rien entreprendre sur l’évolution plus lente des peuples, mais sans rien abandonner de sa fierté juste et sans atténuer l’éclat de son principe.

Oui, la République est un grand acte de confiance et un grand acte d’audace. L’intervention en était si audacieuse, si paradoxale, que même les hommes hardis qui il y a cent dix ans, ont révolutionné le monde, en écartèrent d’abord l’idée. Les Constituants de 1789 et de 1791, même les Législateurs de 1972 croyaient que la monarchie traditionnelle était l’enveloppe nécessaire de la société nouvelle. Ils ne renoncèrent à cet abri que sous les coups répétés de la trahison royale. Et quand enfin ils eurent déraciné la royauté, la République leur apparut moins comme un système prédestiné que comme le seul moyen de combler le vide laissé par la monarchie. Bientôt cependant, et après quelques heures d’étonnement et presque d’inquiétude, ils l’adoptèrent de toute leur pensée et de tout leur cœur. Ils résumèrent, ils confondirent en elle toute la Révolution. Et ils ne cherchèrent point à se donner le change. Ils ne cherchèrent point à se rassurer par l’exemple des républiques antiques ou des républiques helvétiques et italiennes. Ils virent bien qu’ils créaient une œuvre nouvelle, audacieuse et sans précédent. Ce n’était point l’oligarchique liberté des républiques de la Grèce, morcelées, minuscules et appuyées sur le travail servile. Ce n’était point le privilège superbe de la république romaine, haute citadelle d’où une aristocratie conquérante dominait le monde, communiquant avec lui par une hiérarchie de droits incomplets et décroissants qui descendait jusqu’au néant du droit, par un escalier aux marches toujours plus dégradées et plus sombres, qui se perdait enfin dans l’abjection de l’esclavage, limite obscure de la vie touchant à la nuit souterraine. Ce n’était pas le patriciat marchand de Venise et de Gênes. Non, c’était la République d’un grand peuple où il n’y avait que des citoyens et où tous les citoyens étaient égaux. C’était la République de la démocratie et du suffrage universel. C’était une nouveauté magnifique et émouvante.

Les hommes de la Révolution en avaient conscience. Et lorsque dans la fête du 10 août 1793, ils célébrèrent cette Constitution, qui pour la première fois depuis l’origine de l’histoire organisait dans la souveraineté nationale la souveraineté de tous, lorsque artisans et ouvriers, forgerons, menuisiers, travailleurs des champs défilèrent dans le cortège, mêlés aux magistrats du peuple et ayant pour enseignes leurs outils, le président de la Convention put dire que c’était un jour qui ne ressemblait à aucun autre jour, le plus beau jour depuis que le soleil était suspendu dans l’immensité de l’espace ! Toutes les volontés se haussaient, pour être à la mesure de cette nouveauté héroïque. C’est pour elle que ces hommes combattirent et moururent. C’est en son nom qu’ils refoulèrent les rois de l’Europe. C’est en son nom qu’ils se décimèrent. Et ils concentrèrent en elle une vie si ardente et si terrible, ils produisirent par elle tant d’actes et tant de pensées qu’on put croire que cette République toute neuve, sans modèles comme sans traditions, avait acquis en quelques années la force et la substance des siècles.

Et pourtant que de vicissitudes et d’épreuves avant que cette République que les hommes de la Révolution avaient crue impérissable soit fondée enfin sur notre sol ! Non seulement après quelques années d’orage elle est vaincue, mais il semble qu’elle s’efface à jamais de l’histoire et de la mémoire même des hommes. Elle est bafouée, outragée ; plus que cela, elle est oubliée. Pendant un demi-siècle, sauf quelques cœurs profonds qui garderaient le souvenir et l’espérance, les hommes la renient ou même l’ignorent. Les tenants de l’Ancien régime ne parlent d’elle que pour en faire honte à la Révolution : “ Voilà où a conduit le délire révolutionnaire ! ” Et parmi ceux qui font profession de défendre le monde moderne, de continuer la tradition de la Révolution, la plupart désavouent la République et la démocratie. On dirait qu’ils ne se souviennent même plus. Guizot s’écrie : “ Le suffrage universel n’aura jamais son jour ”. Comme s’il n’avait pas eu déjà ses grands jours d’histoire, comme si la Convention n’était pas sortie de lui. Thiers, quand il raconte la Révolution du10 août, néglige de dire qu’elle proclama le suffrage universel, comme si c’était là un accident sans importance et une bizarrerie d’un jour. République, suffrage universel, démocratie, ce fut, à en croire les sages, le songe fiévreux des hommes de la Révolution. Leur œuvre est restée, mais leur fièvre est éteinte et le monde moderne qu’ils ont fondé, s’il est tenu de continuer leur œuvre, n’est pas tenu de continuer leur délire. Et la brusque résurrection de la République, reparaissant en 1848 pour s’évanouir en 1851, semblait en effet la brève rechute dans un cauchemar bientôt dissipé.

Et voici maintenant que cette République, qui dépassait de si haut l’expérience séculaire des hommes et le niveau commun de la pensée que, quand elle tomba, ses ruines mêmes périrent et son souvenir s’effrita, voici que cette République de démocratie, de suffrage universel et d’universelle dignité humaine, qui n’avait pas eu de modèle et qui semblait destinée à n’avoir pas de lendemain, est devenue la loi durable de la nation, la forme définitive de la vie française, le type vers lequel évoluent lentement toutes les démocraties du monde.

Or, et c’est là surtout ce que je signale à vos esprits, l’audace même de la tentative a contribué au succès. L’idée d’un grand peuple se gouvernant lui-même était si noble qu’aux heures de difficulté et de crise elle s’offrait à la conscience de la nation. Une première fois en 1793 le peuple de France avait gravi cette cime, et il y avait goûté un si haut orgueil, que toujours sous l’apparent oubli et l’apparente indifférence, le besoin subsistait de retrouver cette émotion extraordinaire. Ce qui faisait la force invincible de la République, c’est qu’elle n’apparaissait pas seulement de période en période, dans le désastre ou le désarroi des autres régimes, comme l’expédient nécessaire et la solution forcée. Elle était une consolation et une fierté. Elle seule avait assez de noblesse morale pour donner à la nation la force d’oublier les mécomptes et de dominer les désastres. C’est pourquoi elle devait avoir le dernier mot. Nombreux sont les glissements et nombreuses les chutes sur les escarpements qui mènent aux cimes ; mais les sommets ont une force attirante. La République a vaincu parce qu’elle est dans la direction des hauteurs, et que l’homme ne peut s’élever sans monter vers elle. La loi de la pesanteur n’agit pas souverainement sur les sociétés humaines, et ce n’est pas dans les lieux bas qu’elles trouvent leur équilibre. Ceux qui, depuis un siècle, ont mis très haut leur idéal ont été justifiés par l’histoire.

Et ceux-là aussi seront justifiés qui le placent plus haut encore. Car le prolétariat dans son ensemble commence à affirmer que ce n’est pas seulement dans les relations politiques des hommes, c’est aussi dans leurs relations économiques et sociales qu’il faut faire entrer la liberté vraie, l’égalité, la justice. Ce n’est pas seulement la cité, c’est l’atelier, c’est le travail, c’est la production, c’est la propriété qu’il veut organiser selon le type républicain. À un système qui divise et qui opprime, il entend substituer une vaste coopération sociale où tous les travailleurs de tout ordre, travailleurs de la main et travailleurs du cerveau, sous la direction de chefs librement élus par eux, administreront la production enfin organisée.

Messieurs, je n’oublie pas que j’ai seul la parole ici et que ce privilège m’impose beaucoup de réserve. Je n’en abuserai point pour dresser dans cette fête une idée autour de laquelle se livrent et se livreront encore d’âpres combats. Mais comment m’était-il possible de parler devant cette jeunesse qui est l’avenir, sans laisser échapper ma pensée d’avenir ? Je vous aurais offensés par trop de prudence ; car quel que soit votre sentiment sur le fond des choses, vous êtes tous des esprits trop libres pour me faire grief d’avoir affirmé ici cette haute espérance socialiste qui est la lumière de ma vie.

Je veux seulement dire deux choses, parce quelles touchent non au fond du problème, mais à la méthode de l’esprit et à la conduite de la pensée. D’abord, envers une idée audacieuse qui doit ébranler tant d’intérêts et tant d’habitudes et qui prétend renouveler le fond même de la vie, vous avez le droit d’être exigeants. Vous avez le droit de lui demander de faire ses preuves, c’est-à-dire d’établir avec précision comment elle se rattache à toute l’évolution politique et sociale, et comment elle peut s’y insérer. Vous avez le droit de lui demander par quelle série de formes juridiques et économiques elle assurera le passage de l’ordre existant à l’ordre nouveau. Vous avez le droit d’exiger d’elle que les premières applications qui en peuvent être faites ajoutent à la vitalité économique et morale de la nation. Et il faut qu’elle prouve, en se montrant capable de défendre ce qu’il y a déjà de noble et de bon dans le patrimoine humain, qu’elle ne vient pas le gaspiller, mais l’agrandir. Elle aurait bien peu de foi en elle-même si elle n’acceptait pas ces conditions.

En revanche, vous, vous lui devez de l’étudier d’un esprit libre, qui ne se laisse troubler par aucun intérêt de classe. Vous lui devez de ne pas lui opposer ces railleries frivoles, ces affolements aveugles ou prémédités et ce parti pris de négation ironique ou brutale que si souvent, depuis un siècle même, les sages opposèrent à la République, maintenant acceptée de tous, au moins en sa forme. Et si vous êtes tentés de dire encore qu’il ne faut pas s’attarder à examiner ou à discuter des songes, regardez en un de vos faubourgs ? Que de railleries, que de prophéties sinistres sur l’œuvre qui est là ! Que de lugubres pronostics opposés aux ouvriers qui prétendaient se diriger eux-mêmes, essayer dans une grande industrie la forme de la propriété collective et la vertu de la libre discipline ! L’œuvre a duré pourtant ; elle a grandi : elle permet d’entrevoir ce que peut donner la coopération collectiviste. Humble bourgeon à coup sûr, mais qui atteste le travail de la sève, la lente montée des idées nouvelles, la puissance de transformation de la vie. Rien n’est plus menteur que le vieil adage pessimiste et réactionnaire de l’Ecclésiaste désabusé : “ Il n’y rien de nouveau sous le soleil ”. Le soleil lui-même a été jadis une nouveauté, et la terre fut une nouveauté, et l’homme fut une nouveauté. L’histoire humaine n’est qu’un effort incessant d’invention, et la perpétuelle évolution est une perpétuelle création.

C’est donc d’un esprit libre aussi que vous accueillerez cette autre grande nouveauté qui s’annonce par des symptômes multipliés : la paix durable entre les nations, la paix définitive. Il ne s’agit point de déshonorer la guerre dans le passé. Elle a été une partie de la grande action humaine, et l’homme l’a ennoblie par la pensée et le courage, par l’héroïsme exalté, par le magnanime mépris de la mort. Elle a été sans doute et longtemps, dans le chaos de l’humanité désordonnée et saturée d’instincts brutaux, le seul moyen de résoudre les conflits ; elle a été aussi la dure force qui, en mettant aux prises les tribus, les peuples, les races, a mêlé les éléments humains et préparé les groupements vastes. Mais un jour vient, et tout nous signifie qu’il est proche, où l’humanité est assez organisée, assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir résoudre, par la raison, la négociation et le droit, les conflits de ses groupements et de ses forces. Et la guerre, détestable et grande tant qu’elle est nécessaire, est atroce et scélérate quand elle commence à paraître inutile.

Je ne vous propose pas un rêve idyllique et vain. Trop longtemps les idées de paix et d’unité humaines n’ont été qu’une haute clarté illusoire qui éclairait ironiquement les tueries continuées. Vous souvenez-vous de l’admirable tableau que vous a laissé Virgile de la chute de Troie ? C’est la nuit : la cité surprise est envahie par le fer et le feu, par le meurtre, l’incendie et le désespoir. Le palais de Priam est forcé et les portes abattues laissent apparaître la longue suite des appartements et des galeries. De chambre en chambre, les torches et les glaives poursuivent les vaincus ; enfants, femmes, vieillards se réfugient en vain auprès de l’autel domestique que le laurier sacré ne protège pas contre la mort et contre l’outrage ; le sang coule à flots, et toutes les bouches crient de terreur, de douleur, d’insulte et de haine. Mais par dessus la demeure bouleversée et hurlante, les cours intérieures, les toits effondrés laissent apercevoir le grand ciel serein et paisible et toute la clameur humaine de violence et d’agonie monte vers les étoiles d’or : Ferit aurea sidera clamor.

De même, depuis vingt siècles et de période en période, toutes les fois qu’une étoile d’unité et de paix s’est levée sur les hommes, la terre déchirée et sombre a répondu par des clameurs de guerre.

C’était d’abord l’astre impérieux de la Rome conquérante qui croyait avoir absorbé tous les conflits dans le rayonnement universel de sa force. L’empire s’effondre sous le choc des barbares, et un effroyable tumulte répond à la prétention superbe de la paix romaine. Puis ce fut l’étoile chrétienne qui enveloppa la terre d’une lueur de tendresse et d’une promesse de paix. Mais atténuée et douce aux horizons galiléens, elle se leva dominatrice et âpre sur l’Europe féodale. La prétention de la papauté à apaiser le monde sous sa loi et au nom de l’unité catholique ne fit qu’ajouter aux troubles et aux conflits de l’humanité misérable. Les convulsions et les meurtres du Moyen Âge, les chocs sanglants des nations modernes, furent la dérisoire réplique à la grande promesse de paix chrétienne. La Révolution à son tour lève un haut signal de paix universelle par l’universelle liberté. Et voilà que de la lutte même de la Révolution contre les forces du vieux monde, se développent des guerres formidables.

Quoi donc ? La paix nous fuira-t-elle toujours ? Et la clameur des hommes, toujours forcenés et toujours déçus, continuera-t-elle à monter vers les étoiles d’or, des capitales modernes incendiées par les obus, comme de l’antique palais de Priam incendié par les torches ? Non ! Non ! Et malgré les conseils de prudence que nous donnent ces grandioses déceptions, j’ose dire, avec des millions d’hommes, que maintenant la grande paix humaine est possible, et si nous le voulons, elle est prochaine. Des forces neuves y travaillent : la démocratie, la science méthodique, l’universel prolétariat solidaire. La guerre devient plus difficile, parce qu’avec les gouvernements libres des démocraties modernes, elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile, parce qu’avec les gouvernements libres des démocraties modernes, elle devient à la fois le péril de tous par le service universel, le crime de tous par le suffrage universel. La guerre devient plus difficile parce que la science enveloppe tous les peuples dans un réseau multiplié, dans un tissu plus serré tous les jours de relations, d’échanges, de conventions ; et si le premier effet des découvertes qui abolissent les distances est parfois d’aggraver les froissements, elles créent à la longue une solidarité, une familiarité humaine qui font de la guerre un attentat monstrueux et une sorte de suicide collectif.

Enfin, le commun idéal qui exalte et unit les prolétaires de tous les pays les rend plus réfractaires tous les jours à l’ivresse guerrière, aux haines et aux rivalités de nations et de races. Oui, comme l’histoire a donné le dernier mot à la République si souvent bafouée et piétinée, elle donnera le dernier mot à la paix, si souvent raillée par les hommes et les choses, si souvent piétinée par la fureur des événements et des passions. Je ne vous dis pas : c’est une certitude toute faite. Il n’y a pas de certitude toute faite en histoire. Je sais combien sont nombreux encore aux jointures des nations les points malades d’où peut naître soudain une passagère inflammation générale. Mais je sais aussi qu’il y a vers la paix des tendances si fortes, si profondes, si essentielles, qu’il dépend de vous, par une volonté consciente, délibérée, infatigable, de systématiser ces tendances et de réaliser enfin le paradoxe de la grande paix humaine, comme vos pères ont réalisé le paradoxe de la grande liberté républicaine. Œuvre difficile, mais non plus œuvre impossible. Apaisement des préjugés et des haines, alliances et fédérations toujours plus vastes, conventions internationales d’ordre économique et social, arbitrage international et désarmement simultané, union des hommes dans le travail et dans la lumière : ce sera, jeunes gens, le plus haut effort et la plus haute gloire de la génération qui se lève.

Non, je ne vous propose pas un rêve décevant ; je ne vous propose pas non plus un rêve affaiblissant. Que nul de vous ne croit que dans la période encore difficile et incertaine qui précédera l’accord définitif des nations, nous voulons remettre au hasard de nos espérances la moindre parcelle de la sécurité, de la dignité, de la fierté de la France. Contre toute menace et toute humiliation, il faudrait la défendre : elle est deux fois sacrée pour nous, parce qu’elle est la France, et parce qu’elle est humaine

Même l’accord des nations dans la paix définitive n’effacera pas les patries, qui garderont leur profonde originalité historique, leur fonction propre dans l’œuvre commune de l’humanité réconciliée. Et si nous ne voulons pas attendre, pour fermer le livre de la guerre, que la force ait redressé toutes les iniquités commises par la force, si nous ne concevons pas les réparations comme des revanches, nous savons bien que l’Europe, pénétrée enfin de la vertu de la démocratie et de l’esprit de paix, saura trouver les formules de conciliation qui libéreront tous les vaincus des servitudes et des douleurs qui s’attachent à la conquête. Mais d’abord, mais avant tout, il faut rompre le cercle de fatalité, le cercle de fer, le cercle de haine où les revendications même justes provoquent des représailles qui se flattent de l’être, où la guerre tourne après la guerre en un mouvement sans issue et sans fin, où le droit et la violence, sous la même livrée sanglante, ne se discernent presque plus l’un de l’autre, et où l’humanité déchirée pleure de la victoire de la justice presque autant que de sa défaite.

Surtout, qu’on ne nous accuse point d’abaisser et d’énerver les courages. L’humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. Le courage, aujourd’hui, ce n’est pas de maintenir sur le monde la sombre nuée de la Guerre, nuée terrible, mais dormante, dont on peut toujours se flatter qu’elle éclatera sur d’autres. Le courage, ce n’est pas de laisser aux mains de la force la solution des conflits que la raison peut résoudre ; car le courage est l’exaltation de l’homme, et ceci en est l’abdication. Le courage pour vous tous, courage de toutes les heures, c’est de supporter sans fléchir les épreuves de tout ordre, physiques et morales, que prodigue la vie. Le courage, c’est de ne pas livrer sa volonté au hasard des impressions et des forces ; c’est de garder dans les lassitudes inévitables l’habitude du travail et de l’action. Le courage dans le désordre infini de la vie qui nous sollicite de toutes parts, c’est de choisir un métier et de le bien faire, quel qu’il soit ; c’est de ne pas se rebuter du détail minutieux ou monotone ; c’est de devenir, autant que l’on peut, un technicien accompli ; c’est d’accepter et de comprendre cette loi de la spécialisation du travail qui est la condition de l’action utile, et cependant de ménager à son regard, à son esprit, quelques échappées vers le vaste monde et des perspectives plus étendues. Le courage, c’est d’être tout ensemble, et quel que soit le métier, un praticien et un philosophe. Le courage, c’est de comprendre sa propre vie, de la préciser, de l’approfondir, de l’établir et de la coordonner cependant à la vie générale. Le courage, c’est de surveiller exactement sa machine à filer ou à tisser, pour qu’aucun fil ne se casse, et de préparer cependant un ordre social plus vaste et plus fraternel où la machine sera la servante commune des travailleurs libérés. Le courage, c’est d’accepter les conditions nouvelles que la vie fait à la science et à l’art, d’accueillir, d’explorer la complexité presque infinie des faits et des détails, et cependant d’éclairer cette réalité énorme et confuse par des idées générales, de l’organiser et de la soulever par la beauté sacrée des formes et des rythmes. Le courage, c’est de dominer ses propres fautes, d’en souffrir mais de n’en pas être accablé et de continuer son chemin. Le courage, c’est d’aimer la vie et de regarder la mort d’un regard tranquille ; c’est d’aller à l’idéal et de comprendre le réel ; c’est d’agir et de se donner aux grandes causes sans savoir quelle récompense réserve à notre effort l’univers profond, ni s’il lui réserve une récompense. Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.

Ah ! vraiment, comme notre conception de la vie est pauvre, comme notre science de vivre est courte, si nous croyons que, la guerre abolie, les occasions manqueront aux hommes d’exercer et d’éprouver leur courage, et qu’il faut prolonger les roulements de tambour qui dans les lycées du premier Empire faisaient sauter les cœurs ! Ils sonnaient alors un son héroïque ; dans notre vingtième siècle, ils sonneraient creux. Et vous, jeunes gens, vous voulez que votre vie soit vivante, sincère et pleine. C’est pourquoi je vous ai dit, comme à des hommes, quelques-unes des choses que je portais en moi."




Projet de réforme du secteur privé des écoles au Chili


Conférence à Montréal le 27 mai 2014 du syndicaliste chilien Jaime Gajardo Oreliana, président d'un syndicat d'enseignants. Le secteur privé des écoles au Chili est prédominant et des plus lucratifs. Un projet de réforme est en cours et découle directement, selon M. Oreliana, du fort mouvement de grève des étudiants chiliens.  

Je rapporte intégralement le compte rendu de Andres Fontecilla Concha qu'il a publié sur sa page FB.

***
« Chili : comment sortir le libre marché de l’éducation

Ce soir, au Centre William-Hingston, j’ai eu l’honneur de présenter et animer la conférence de Jaime Gajardo Orellana, président du “Colegio de Profesores de Chile ”, le plus grand syndicat des professeurs du Chili. Il nous expliqué la genèse de l’actuelle bataille législative afin de réformer radicalement un système d’éducation dominé par l’éducation privatisée dans laquelle les parents doivent payer.

La réforme prévoit la transformation de presque toutes les écoles privées en des écoles publiques. La grande majorité des écoles deviendront gratuites, ne pourront plus exercer une sélection de leurs élèves et l’obtention d’un profit sera interdite. Dans une deuxième étape, la gratuité sera étendue jusqu’à l’université.
Au Chili, laboratoire du néolibéralisme pendant 40 ans, l’éducation est un commerce très lucratif. Si le gouvernement de Michelle Bachelet peut aller de l’avant avec une telle réforme, qui est accompagnée d’une réforme fiscale augmentant les impôts des plus riches et des compagnies, c’est grâce à une grève étudiante de grande ampleur, qui impliquait surtout les étudiant-e-s du secteur secondaire, et à l’appui d’autres secteurs sociaux, comme les professeurs. »

Andres Fontecilla Concha, 27/05/2014 



27 mai 2014

Ça crie dehors


gourmandise lointaine qui pirouette
au pays imaginaire des bonbons papalines
un avion dézippe soudain le ciel
l’écho s’embabouine sur le Plateau
et secoue l’air des ruelles
mille-feuilles et jujubiers se tiraillent
dans la tête parallèle des enfants 
qui jouent aux aviateurs masqués
avec des cargaisons de mots
si rouges, si spontanés.



Bibliothèque des inventeurs d'incroyances

Je glane et partage un lien des plus utiles publié sur FB par Michel Sasseville (Univ. Laval), un ancien camarade universitaire en philosophie pour les enfants :

Bilbliothèque des inventeurs d'incroyances

Quand la police canadienne espionne les philosophes!


Une nouvelle de la Presse canadienne reprise par Radio-Canada fait état que la Gendarmerie Royale du Canada a espionné de 1952 jusqu'à au moins 1971 un individu qu'elle considérait « louche » : Jean-Paul Sartre en personne! La GRC a pondu pour la postérité un dossier de 254 pages! 




Derrière chez nous

Photo J. Desmarais, 25 mai 2014.
derrière de par chez nous
il y a un étang
c'est vrai de vrai
en cambrousse...
il se tarit parfois l'été
quand ça chauffe trop
où donc les vives grenouilles
émigrent-elles dans ce temps là?

derrière chez là
où je vis en ville
il n'y a pas d'étang,
mais à quelques coups de pédales
en bordure du boulevard Gouin,
il y a une grande rivière brune,
bleutée quand il n'y a pas de nuages,
porteuse de rapides et de forts courants,

comme je suis dans l'âme
encore un peu habitant
et pressens les semences
partout où j’y pense,
je n'ai aucun mal
La Rivière-des-Pariries, photo Héritage Montréal.


à imaginer les prairies planes,
sans coteaux, à perte de vue
qui jouxtaient la berge 
alors sauvage et débordante
en témoigne encore de nos jours
le parc Nicolas-Viel
qui longe la rivière
et la terre qui reste à Montréal
elle est vraiment riche et bonne,
je le sais d'instinct
je l'ai souvent tamisée dans mes mains
de rouge-gorge

mais ici, mes amis, je fabule
je ne suis pas le seul
à qui cela arrive
Monsieur Des Prairies lui-même
venu de Saint-Malo
a eu la berlue et s'égara
quand il a cru dur comme fer
qu'il mouillait le fleuve
alors que ce n'était
que la rivière
pourtant assez large et profonde
il est vrai

pour le consoler,
elle portera son nom...

mais revenons
sur le terrain des vaches :
au bout du parc Nicolas-Viel
un monument patriotique
de la Société Saint-Jean-Babptiste
stèle en granit de J.C. Piché
témoigne d'un fait succulent :
Samuel de Champlain,
compagnon de Monsieur Des Pariries,
avec toute la all fit 
et les simagrées ostentatoires
des hommes à robe,
Jamet et Le Caron,
y ont pique-niqué
lors de la première messe
célébrée sur l’isle,
imaginez, le 24 juin 1615
il y a de cela
tout près de 400 ans!

ce n'est pas tout!
sur l'autre face de la pierre
surmontée d'une croix
comme au cimetière,
une plaque plus récente
avec un triste écriteau
rappelle que la fatalité
frappe et marque comme on dit :
Nicolas Viel et son camarade
dit « le petit frétillant »
— sans doute des plus sympathiques,
car il fut lui ensauvagé, rebaptisé Auhaitsic
par les Hurons — ,
à moins que la véritable histoire
une fois nettoyée du mépris,
de la propagande coloniale
et des menteries des ecclésiastiques
qui ont semé la rumeur de l'assassinat
par les méchants barbares,
nous confirme
qu'il fut simplement 
un vrai Huron...

tous deux malchanceux
ils ont chaviré
et se sont noyés
dans le dernier rapide
de la Rivière à Monsieur Des Prairies,
désormais lieu-dit,
maudit Sault-au-Récollet

derrière, à quelques jets de pierre
c'est donc ainsi que passent 
la suite du temps
et son esprit
dans le quartier Ahuntsic
où je vis maintenant

et puis, reviennent dans ce grand nid 
assurément chaque printemps
toutes sortes de canards locataires colorés
avec le compas dans l'oeil
et une mémoire de panache
époustouflante. 



Photo J. Desmarais, 25 mai 2014.

Photo J. Desmarais, 25 mai 2014.

Photo J. Desmarais, 25 mai 2014.







26 mai 2014

Débat Badiou-Onfray

Entre ces deux philosophes français, échange à multiples volets, dont : la subjectivité (le sujet en processus ayant une touche d'universalité) versus l'individu affairé libéral dans le capitalisme, la reformulation de la dialectique pour sortir de la négation (la révolte) qui n'est jamais porteuse de construction; l’autogestion libertaire micromoléculaire versus la visée d'une idée forte trans-civilisationnelle capable d'être « à la hauteur du désastre contemporain » et ayant pour cible principale l'expansion de la puissante oligarchie planétaire; l'islam; le cadavre considérable de Dieu; la continuité du débat Sartre-Camus; la difficile union de la gauche en regard de la tradition française au moment où sa perspective stratégique actuelle est « complètement ruinée » (Badiou). Émission « Contre-courant », 24 avril 2014.

Ces deux philosophes sont  très critiqués : Alain Badiou - Michel Onfray 

Confidanse


Je me permets exceptionnellement de partager ad usum privatum ce petit bout de courriel qui m'a toujours beaucoup touché, fait réfléchir sur le pourquoi on est piqué.

« [...] et puis c'est bête mais moi
ce que j'aime c'est les poèmes

et je vais te faire une confession
quand je vois un poème en prose
je suis toujours un peu déçu
comme devant une assiette
dite nouvelle cuisine
où tout le manger est isolé

évidemment c'est niaiseux
mais je suis comme l'écureuil
que j'aperçois de ma fenêtre
à qui je voudrais bien expliquer
crisse pas tout en l'air
t'en manques la moitié [...]
— Michel Garneau,  24 novembre 2001 




La vie littéraire, c'est dont bon!

Vas-y Mathieu, sans ponctuation! Au vol : La performance de la poésie actuellement au Québec, « c'est malade! » 
Plus on est de fous, plus on lit, 26/05/2014

Vidéos-poèmes québécois


J'ai eu le temps ce matin de déguster les trois premiers vidéos-poèmes de la série lancée dans le cadre du Festival de la poésie de Montréal. Vraiment beaux! Ça commence par une petite brise touchante qui fait des biens en masse aux cornets du voyageur éphémère, et elle se faufile comme un fantôme royal sur les rebords écaillés d’une fenêtre, en dessous des calorifères si familiers, mais jamais imaginés en train de déranger ainsi le froid avec autant de vérité

Festival de la Poésiewww.videopoeme.com

24 mai 2014

Robertbob dans le langage des oiseaux

RobertBob, oiseau rare !
73 printemps!

Pretty Saro
Down in some lone valley
In a sad lonesome place
Where the wild birds do all
Their notes to increase

Farewell pretty Saro
I bid you Adieu
But I dream of pretty Saro
Wherever I go

Well my love she won't have me
So I understand
She wants a freeholder
Who owns a house and land

I cannot maintain her
With silver and gold
And all of the fine things
That a big house can hold

If I was a poet
And could write a fine hand
I'd write my love a letter
That she'd understand

And write it by the river
Where the waters overflow
But I dream of pretty Saro
Wherever I go

23 mai 2014

Dolan à Cannes : lauriers et feuille d'érable


Il est émouvant Xavier! Très. Et le Québec artistique poursuit son petit bonhomme de chemin. Il y en aura toujours un chez nos voisins pour s'inquiéter de l'appartenance! Mommy, made in Canada or made in Quebec?  Xavier n'appartient qu'à lui-même et c'est sa liberté de créateur qui parfois nous inspire, parfois moins.  

En tout cas : Bravissimo! ¡brau! Брависсимо!




Odile Tremblay, Le cas Mommy, Le Devoir, 23 mai 2014


22 mai 2014

L'Oiseau de Pablo


Oiseau

Un oiseau
élégant,
pattes graciles, queue sans fin,
vient
près de moi, deviner l’animal que je suis.

Nous sommes au printemps,
à Condé-sur-Iton, en Normandie.

Il arbore une étoile ou une goutte
de quartz, farine ou neige
sur son front minuscule,
deux raies bleues le parcourent
du cou jusqu’à la queue,
deux lignes stellaires turquoise.

Il fait de menus bonds
et me regarde environné
de ciel et de verte pâture
avec les deux points d’interrogation
de ses yeux nerveux et perçants
comme deux épingles, deux pointes
noires, petits éclairs
qui me traversent pour savoir :
Voles-tu?  Et vers quel endroit?

Intrépide, vêtu
comme une fleur sous le feu de ses plumes,
spontané, résolu
devant l’hostilité de ma stature,
il découvre soudain une graine ou un ver
et, sautillant avec ses pieds légers de fil de fer,
il plante là l’énigme
de ce géant qui reste seul
sans cette infirme vie, présence passagère.

- Pablo Neruda, Jardin d’hiver, La rose détachée et autres poèmes, trad. C. Couffon, in Pablo Neruda, Poètes d’aujourd’hui, Seghers, 2004, p.p. 261-262.  

Le Train de nuit de Pablo


« [...] Aïe! petit étudiant
tu changeais
de trin et de planète,
tu entrais
dans de pâles cités de brique crue,
de poussière jaunâtre et de raisin.
À l'arrivée en gagre, des visages
à l'emplacement des centaures
n,amarraient plus des chevaux mais des voitures,
les premières automobiles.
Le monde se faisait plus doux
et quand
je me pris à regarder en arrière,
il pleuvait
et mon enfance se perdait.
Le Train strident entra
à Santiago du Chili, capitale,
et alors je perdis les arbres,
des faces blêmes
descendaient les valises; je vis pour la première fois
les mains du cynisme :
je me mêlai à une foule qui gagnait ou perdait,
je me couchai dans un lit qui n'avait pas appris à m'attendre,
fatigué, je dormis comme une souche,
et je sentis, à mon réveil,
une douleur de pluie :
quelque chose me scindait de mon sang
et quand je sortis, apeuré, dans la rue,
je sus, car je saignais, 
qu'on avait coupé mes racines »
- Pablo Neruda, extrait de Le train de nuit, Mémorial de l'Île noire (1964) , trad. C. Couffon, in Pablo Neruda, Poètes d'aujourd'hui, Seghers, 2004, pp. 242-243.   

21 mai 2014

Un nouveau fix pour Robert Lepage

Les aiguilles de l'opium présentement à l'affiche sur la scène du TNM avec Marc Labrèche, c'est dans le 3e oeil que ça vous rentre et ça vous fait revoler entre Paris et New York, mais si québécoisement, dans le déséquilibre bien ficelé de jazz et de drogue d'un grand chercheur d'art nouveau. Un chercheur inquiet sous la magie de l'artifice et de la dérision. Robert Lepage, c'est immense! Tête de Molière! La dernière réplique de la pièce tirée de Lettre aux Américains de Jean Cocteau nous fait atterrir Au temps de l'Inquisition (vous en doutez? cf. Fabien Deglise dans Le Devoir du 20 mai 2014 à propos de l'expérience de Janet Vertesi qui a voulu cacher sa grossesse du big dada control). Cocteau (je rapporte de mémoire) : Le rêve sera contrôlé, non pas par les dizaines de psychiatres, mais par la police. « L'acte du rêve sera puni. »

16 mai 2014

Carnets pelés 40 - Ralentir Saint Ciboire!


Photo J. Desmarais, Lune à travers branches dans la nuit à Montréal, 15/05/2014

15 mai 2014

Carnet (1977). Cette chanson de Bertin.  Nous sommes quelques-uns à tenir la lampe allumée.




16 mai 2014

Il y a une touche de la ruche Rousseau pour âmes dévotes lue chez François Péan de la Crouillardière : « C'est une maxime très-affurée dedans la vie spirituelle, que perfonne ne devient tout à coup méchant. »


... Il y a 20 heures

Hoyo Negro, Yucatàn.  Des plongeurs trouvent en 2011 dans une grotte marine de 30 mètres de profondeur les restes de Naia, qui signifie, je poétise, îlot désir. Ils dépistent aussi des restes de tigres à dents de sabre. Retrouvera-t-on un jour une trace de cornaline au creux d'une main d'un bras d'un vieux fleuve enfui sous la mémoire de l'Euphrate? D'Ève, il n'y a plus de traces, personne ne nous en parle, mais le Père Adam? Peut-être trouverons-nous un de ces quatre une dent d'Adam. Celle qui a osé mordre? Assurément une très très vieille dent puisqu'il a vécu en tout 912 ans, quasiment deux fois la vie d'un caroubier! 
Photo Paul Nicklen, National Geographic. Les restes de Naia. 














... 1972

Victor Lévy Beaulieu lâche de sa haute-cour Jack Kerouac, Essai-Poulet. J'ignore pourquoi mon virulent ami, feu Michael Thomas Gurrie, c'est lui qui me fit lire On the road en 1976, fut si déçu de ce livre, mais encore plus d'une rencontre sur la brosse qu'il eût avec VLB.  Mais allons à l'essentielle littérature. La blessure, on la touche encore du doigt entre l'arbre et l'écorce lorsque Kerouac déclare : « Je suis stupide, et même crétin, peut-être simplement canadien-français ». (Michel Lapierre, Le ciel de Kerouac, la terre de VLB, Le Devoir, 21/02/2004) 
Photo J. Desmarais



Photo J.Desmarais.


29 avril 2012

Le Printemps érable est dans les parages du Quartier Latin. Le libraire Bruno Lalonde partage librement sa lecture de VLB, passe par des extraits du Docteur Sax : « Il y avait un je ne sais quoi de pourpre et de mystérieux [...] ». 

 



15 mai 2014


Relecture. 

Le 25 août 2006, je bouquine à la Librairie marché du livre sur De Maisonneuve et je trouve Le Soupçon Le Désert d'Edmond Jabès (Gallimard 1978).  C'est ce bouquin que je lirai en avion lors de mon voyage en France de juin 2009.  S'y trouve insérée une découpure du journal Le Devoir qui date du 3 janvier 1991 signalant la disparition de Jabès à l'âge de 78 ans.  C'est étourdissant les pierres blanches marquant tel ou tel jour au seuil du passage!  

Photo J.Desmarais


Passage. La porte. L'intériorité vue par un autre oeil qui ne s'égare pas au-delà du corps. Jabès est toujours cet accordeur de voix en lui-même.  

Le citer obligerait à doubler les guillemets et certainement à ralentir, à figer s'il vous plaît :
« [...] "La pensée du dehors et la pensée du dedans communiquent entre elles à travers une porte verrouillée.  Elles se reconnaissent à leur voix.  La mort abattra cette porte ", disait-il. 
" La mort est bien la porte, car comment expliquer qu'une pensée soit dehors ou dedans sinon par le fait qu'une frontière sépare la vie de la vie et que celle-ci ne peut être tracée que par la mort? " - lui fut-il répondu. » (pp. 51-52). 



22 février 2005

Courriel à ma collègue Ginette Lavallée.

Chère Ginette,

Repensant à ce que tu m'as dit lors de notre rencontre de ce midi, il me revient cette pensée de Rilke : «Qu'est-ce que le dedans? Sinon un ciel plus intense traversé d'oiseaux et profond de tous les vents du retour.»

La question posée est directe — qu'est-ce que le dedans? — et plus qu'on ne le croit, c'est une question radicalement moderne puisque les Anciens n'avaient aucun concept démarquant le dedans et le dehors chez l'être humain.

Ici, ce sont « les vents du retour » qui sculptent ou peignent l'invisible ciel « plus intense » que celui du dehors.   Cette strophe est digne des grands mathématiciens.   L'image des vents qui s'animent et s'allument sur les battements d'ailes des oiseaux est en tout cas une formule savante d'une grande beauté qui verse d'un coup sec et immensément tout l'écho passé et à venir de nos pas. Ceux que l'on se doit à soi-même.

En creux, nous tenons là, en très peu de mots, l'ambition littéraire de notre culture depuis 200 ans : valoriser et exprimer l'unicité de l'expérience intérieure.  Ô romantisme aimanté!   

Mais je me méfie toujours un peu de l'intériorité à gogo que l'on a par ailleurs psychologisée, montée sur pilotis dans les méandres d'un moi tout seul sur son île, aussi profond que souverain, que l'on atteint par introspection, surtout à coup de pic publicitaire, là où règne une superficie sans fond entre deux frontières incertaines, source d'intuitions où trempe l'âme, le cœur, parfois même le « mind», l'esprit frayant « entre la mer et l'eau douce »...

Nous avons aujourd'hui, justement, l'expérience de la porosité et la friabilité des frontières, comme le dit avec tant de lucidité Madeleine Monette. C'est la vieille question de Socrate dans le « Connais-toi toi-même » : comment le « pauvre petit moi » serait-il au-dessus de la mêlée, tel un arc-en-ciel faisant un clin d'œil à Dieu? Se prenant pour Dieu?

Qu'en serait-il, par ailleurs, de la nuit par rapport au jour?  Des émotions en regard du jugement, ces incontrôlables éclisses d'étoiles du dedans qui transgressent la raison et font rougir, bafouiller, suer, rire ou pleurer?  Et puis s'en vont.  Nulle part.  Collées au détour de notre tempérament. De la température qu'il fait dehors...

Est-ce que tout se joue vraiment sur la scène d'un théâtre personnel, masqué en partie à soi-même, car tout se joue, n'est-ce pas, avant cinq ans?   À quoi sert alors l'écheveau de nos relations sociales? La toile de la culture? La carapace de nos institutions? L'émotion serait-elle, au contraire, pleinement collective comme l'est le langage, demande le philosophe québécois Paul Dumouchel?

Il y a un autre poème, un court extrait que j'adore et qui évoque une nuit, un voyage qui n'est pas un naufrage, un iceberg d'émotions qui ne nous fige pas. Il s'agit d'abord d'un regard que l'on appelle au loin.  Tu as bien parlé, ce midi encore, de ton regard perçant que je reconnais parfois, posé sur moi, simplement.  

« Ralentir Travaux ». J'aime à penser que cela renvoie à une exigence plus fine, car plus heureuse, plus vivante.   « Ralentir Travaux » sonne l'urgence d'aiguiser nos patins. Mais quelle drôle de productivité, ma chère amie, au cœur de l'indéchiffrable nuit! 

Voilà ce que je voulais ajouter, pêle-mêle, à nos propos. 

« Le regard qui jettera sur mes
épaules Le filet
indéchiffrable de la nuit Sera
comme une pluie d'éclipse
Il descendra lentement de son
cadre solaire Mes bras
autour de son cou »
René Char - André Breton / Extrait de Ralentir Travaux

23 octobre 2006

Nuit blanche indéterminée. Cela n'est qu'une étape.

Il y a bien sûr le micro et le macro, la spirale de la galaxie, l'ADN, l'oeil, le mouvement, l'énergie, le champ vibratoire, Akasha, Nada Brahma, la musique des sphères, le plaisir d'être en mouvement et la tentative de comprendre ceci de Jean-François Malherbe alors que nous nous acheminons vers les derniers moments de son cours Religion, éthique, spiritualité à la Chaire d'éthique appliquée de l'université de Sherbrooke. Il nous invite à nous tourner vers le Soleil, à matérialiser l'esprit, à spiritualiser la matière. Il parle de la transfiguration, voire de la « translucidation » de la matière.

À la séance précédente du 6 octobre, il disait encore avec du Spinoza dans l'idée : nous sommes dans nos concrétions éphémères (réalisations concrètes) au travers lesquelles l'univers prend conscience de lui-même. « Savoir que je suis éternel, mais dans l'univers, sans que j'en aie conscience, accepter cela, c'est atteindre à la sagesse, à la béatitude. »

Avec en toile de fond une référence à Wittgenstein et le recours subtil au travail sur le masque (au sens des Grecs au théâtre, symbolisation, « mascarade » qu'il ne faut pas mépriser qui cache, mais révèle...), travail qui se répercute dans les figures du langage, dans nos postures sociales et culturelles. Le travail sur le masque est indispensable, soutient Malherbe : la spiritualité est au fond une mise en scène. Le masque est le point d'entrée dans la communication. Il permet de rendre audible mon message, identifie le rôle que je joue, par exemple : le masque du conjoint, tour à tour et en même temps moi, l'amant, le père des enfants... 

Le masque permet aussi de cacher l'acteur... pour qu’il puisse se révéler. Ce jeu paradoxal est si humain, si complexe! La pure transparence à l’autre est un leurre. Les figures du langage sont des masques. La lumière qui jaillit sur les planches : Diderot ne disait-il pas que l’acteur qui meurt devant nous sur la scène et nous le fait croire, nous arrache des larmes, le plus il ment, le plus il joue vrai! Une fois le rideau fermé, l’acteur rentre chez lui. Il est bien vivant. Quel diable de magicien!

Tant de masques sont mâchés d’avance par la culture quand nous arrivons au monde. Le travail sur le masque, c’est être capable d'identifier son masque du moment. On aborde alors la liberté, ajoute l'habile théologien.

Figure du masque au sens d'une déprise. Car on reste en philosophie! L'éthique, savoir ésotérique au sens ancien du mot, ne peut s’appliquer que dans la transformation du sujet, de soi. Or ce que pointe Malherbe, si je ne le trahis pas trop, c'est précisément notre être mis à contribution avec ses limites et ses blessures. Connaissez-vous un seul être qui ne soit pas blessé, lance-t-il? 

Quelqu'un glisse son doigt, ses mots dans l'interstice du masque : « Tu es comme ça toi? » Ouf! « Mais je t'aime tout de même ». 

Le véritable rapport qu'on peut nouer avec quelqu'un d'autre, c'est épouser sa liberté. Devenir témoin, bienveillant.

L'éthique : l'art de devenir sujet ensemble.

Alors, une relation peut s'amarrer, puis on peut se comprendre sans se parler, on peut s'aimer à distance. Aimer ses enfants, ses amis sans condition. Blanchot parle ainsi de l'amitié et bouleverse les clichés sur la proximité et la ressemblance.    

Quand on est capable d'identifier le masque que l'on porte, on entre dans la liberté de la relation.

Or,  nous n'existerions pas sans les jeux de langage qui nous relient les uns aux autres. Nous n'existons pas en soi. L'animal politique et social d'Aristote : on existe en rapport  
avec les autres. 

On est soi-même comme un autre. Je, tu...

C'est parce que les autres nous parlent qu'on prend conscience de soi. Cela est radical!

Wittgenstein nous enseigne l'harmonie, le dialogue, ce mot si précieux en éthique. Nous ne sommes pas obligés de nous arracher les cheveux en nous apercevant qu'il y a plusieurs masques, plusieurs mises en scène possibles. Mais tout ne se vaut pas! Privilégier une mise en scène, c'est affirmer que cela me fait vivre, que cela permet de vivre un geste d'auto fécondation, auto-poëtique.  Deviens ce que tu es...

On peut être tolérant, bienveillant, sans se dissoudre dans l'indifférence.  

Aimer quelqu'un, dira enfin Jean-François Malherbe, auteur du Nomade polyglotte, c'est épouser ses morts successives, soit la mort de mes idées ou de l'image que je me fais de cette personne, c'est-à-dire encore, aimer sa liberté, la très haute probabilité que l'autre ne soit plus la même personne.

Malherbe : « Ce qui m'intéresse, c'est l'humain. Il est artificiel de charcuter les savoirs. Vivre ensemble nécessite un concept de justice fondé sur le devenir soi. On entre ici dans la politique. La démocratie, c'est la prise en charge du devenir commun par l'intégralité de la communauté qui la porte. C'est donc le meilleur lieu possible pour favoriser le devenir soi. D'où le lien démocratie/spiritualité. » 

On entre dans la politique! Nous sommes dans une société malade qui crache dans son eau et se suicide. Nous sommes dans une société libérale capitaliste « avancée » hyper normée, braquée sur « l'individu libre, affairé, souverain! », en pure perte de la subjectivité. 

Nous sommes toujours, rappelle Wittgenstein, en un lieu singulier en tension sur l'universel.
Ce qui pose ici ce que Jacques Bouveresse appelle les sortilèges du langage que j'interpréterais comme l'imposition d’un masque unique qui se dissimule.

La culture massive de la société actuelle imposée et contrôlée par une oligarchie restreinte, mais puissante, qui tire les ficelles par l'ensorcellement, c'est-à-dire par un dogmatisme puissant qui broie la culture et brouille le sujet, l’humain. Ici, dans l’histoire officielle, la mise en scène n'existe pas. Tout est conforme!   

Il s'agit donc de se défaire des fausses images, de se défaire d'une humanité aliénée, comme le voyait bien Marx à la suite de toute une famille de philosophes délinquants, avec dans son cas le souci de percer « le secret » et ses mains invisibles, l'omniprésent « marché ».  

S'il n'y a jamais la possibilité de n'en porter aucun, la liberté ce serait être capable de porter plusieurs masques.  Être soi-même, c'est « la surprenance » de porter tous les masques, de changer de costumes, d'en abandonner, d'en porter des  nouveaux. 

Cette simple pensée nous renvoie au slow motion chez Épicure : plus un être vit en harmonie avec lui-même, la nature en lui, avec les autres, le plus il reçoit la récompense, mais oui, la récompense du plaisir.